La carte et le territoire

Michel Houellebecq

Flammarion

  • Conseillé par
    14 novembre 2010

    Roman de Michel Houellebecq. Lecture commune avec George et Hérisson08.

    Une fois n'est pas coutume, je ne produis pas de résumé personnel, je cite la quatrième de couverture.

    Si Jed Martin, le personnage principal de ce roman, devait vous en raconter l'histoire, il commencerait peut-être par vous parler d'une panne de chauffe-eau, un certain 15 décembre. Ou de son père, architecte connu et engagé, avec qui il passa seul de nombreux réveillons de Noël. Il évoquerait certainement Olga, une très jolie Russe rencontrée au début de sa carrière, lors d'une première exposition de son travail photographique à partir des cartes routières Michelin. C'était avant que le succès mondial n'arrive avec la série des "métiers", ces portraits de personnalités de tous milieux (dont l'écrivain Michel Houellebecq), saisis dans l'exercice de leur profession. Il devrait dire aussi comment il aida le commissaire Jasselin à élucider une atroce affaire criminelle, dont la terrifiante mise en scène marqua durablement les équipes de police. Sur la fin de sa vie il accédera à une certaine sérénité, et n'émettra plus que des murmures.

    L'art, l'argent, l'amour, le rapport au père, la mort et le travail, la France devenue un paradis touristique sont quelques-uns des thèmes de ce roman résolument ique et ouvertement moderne.

    La dernière phrase de la quatrième de couverture m'a fait grincer des dents. J'ai lu Lanzarotte et La possibilité d'une île. Je n'avais aimé ni le ni le sujet. Quand on m'a proposé la lecture du dernier Houellebecq, j'ai pensé refuser, mais les avis semblaient unanimes sur le nouvel opus de l'auteur. Pourquoi ne pas réessayer après tout? Et j'ai pris un grand plaisir à la lecture de ce texte, écrit dans une langue fluide et débarrassée de la vulgarité qui me déplaisait tant dans les précédents textes de Houellebecq.

    J'ai lu avec un sourire en coin le portrait que s'offre l'auteur. Il écrit sur lui-même et se lance des fleurs artistiques "c'est un bon auteur [...] et il a une vision assez juste de la société." (p. 23) qui sont rapidement fauchées par des considérations sur l'homme: malade, alcolique, rongé de mycoses, asocial et névrosé, l'homme Houellebecq fait peur et inspire une pitié triste. Un autre portrait survient dans l'oeuvre, celui réalisé par le peintre. L'auteur est saisi dans son processus de création, figé dans une identité particulière et éphémère. Mais ces autoportraits ne tendent pas, il me semble, vers l'autofiction. Michel Houellebecq réussit avec finesse à se représenter comme un personnage de son propre roman, sans accaparer toute l'attention.

    L'auteur est lucide sur l'opinion des journalistes et si son constat peut ressembler aux chouineries d'un Calimero bohême, elles restent touchantes: "Je suis vraiment détesté par les médias français, [...]; il ne se passe pas de semaine sans que je me fasse chier sur la gueule par telle ou telle publication." (p. 148) Le meurtre sanglant qui inaugure la troisième partie est-il une prémonition? Une crainte? Difficile à déterminer. La conclusion de l'enquête, sordide, ne rassure pas sur la santé de l'humanité.

    L'obsession du personnage pour les objets industriels est étrange. Il entretient une relation trouble avec son chauffe-eau et thésaurise avec fureur des milliers de clichés sur des boulons ou des composants informatiques. Photographe ou peintre, il représente les objets et les producteurs de l'ère industrielle dans le but de "donner une description objective du monde" (p. 51)

    "La carte est plus intéressante que le territoire" (p. 82) est le titre de l'exposition de Jed Martin, celle où il présente ses clichés de cartes Michelin. Faut-il comprendre que la représentation est plus importante que le réel? Que la France est plus intéressante à parcourir dans les guides de voyage que sur les routes? Mais la fin de la carrière artistique de Jed semble dire le contraire: "il se demanda fugitivement ce qui l'avait conduit à se lancer dans une représentation artistique du monde, ou même à penser qu'une représentation artistique du monde était possible, le monde était tout sauf un sujet d'émotion artistique, le monde présentait absolument comme un dispositif rationnel, dénué de magie comme d'intérêt particulier." (p. 268) Je suis toujours intéressée par les réflexions sur la nature et la fonction de l'art, mais j'avoue ne pas avoir saisi toute l'étendue et le propos de celle menée ou assumée par Houellebecq.

    La relation entre Jed et son père... Qu'en dire? La décrépitude du père, son avancée inéluctable vers la mort, sa solitude, son cancer du rectum et son anus artificiel font partie d'une réalité froide et crue qui détonne dans l'ensemble du texte. Là où je voyais beaucoup de flou et de flottement autour de Jed et de sa solitude choisie, j'étais brutalement rattrapée par les descriptions du père. Pourtant la tendresse est là. Jed est attaché à son père, il ne l'abandonne pas. Mais l'image du père reçoit des coups de griffes, à mon avis, inutiles.

    Solitaire et quelque peu misanthrope, Jed poursuit une carrière faite de virages brusques et de reniements. Ses relations se limitent à des contacts professionnels et vaguement amicaux. Sa vie amoureuse est dépeuplée et sans trépidation. Riche et reconnu des milieux artistiques, il s'enferme dans un territoire personnel grillagé et limité par la représentation qu'il a du monde.

    Le récit semble commencer au cours des années 2010 pour s'achever plusieurs décennies plus tard. L'instance narratrice est installée au bout du récit, elle fait le point sur les différentes phases artistiques de Jed, sur les différentes périodes de son existence en général: enfance, adolescence, maturité, vieillesse. La fin du roman annonce un futur radieux dans une France qui a dépassé avec succès diverses crises économiques. Intéressant mais légèrement inquiétant, comme un 1984 en gestation.

    Une lecture finalement surprenante et plaisante. Houellebecq mérite-t-il le Goncourt? Je n'en sais rien et je m'en moque. Il signe ici un texte intéressant et vraiment littéraire, une oeuvre qui n'est pas exagéremment provocante ni artificiellement raffinée. Il m'a prouvé sa capacité à écrire des beaux textes. J'espère qu'il continuera.


  • 15 octobre 2010

    Dans un roman très bien mené, Michel Houellebecq brosse un personnage Jed Martin, un contemporain, qui passe à travers sa vie, sans rien comprendre. En dehors de repérer très clairement le mouvement de ses produits alimentaires préférés sur les rayons du Franprix du Boulevard Vincent Auriol à Paris à côté de chez lui, il avance en aveugle.

    Il lui reste un vieux père qu’il voit pour un unique repas de Noel, dont il voudrait comprendre les options dans la vie. Ils se parlent peu, Jed fait des hypothèses sur l’éventuel suicide énigmatique de sa mère, sur la vocation contrariée de son père. Fasciné soudain par les cartes Michelin, il les photographie obsessionnellement et devient un photographe en vue, avec une belle Olga, chargée de communication, qui arrive dans son lit. Son succès avec les photos de cartes Michelin correspond à une montée des régionalismes et du tourisme pittoresque niais en France, mais cela met un point d’arrêt à sa vocation de photographe. Quand Olga s’esquive, il ne s’en aperçoit presque pas, il continue à tourner en rond et surveiller les mouvements des produits à son supermarché. Puis c’est l’ « objet parfait » qui le retient, la chose bien faite, l’envie lui vient de peindre les métiers qui l’entourent comme pour faire un état des lieux ethnographique de son temps. Il se lance dans un projet énorme auquel il consacre une ardeur une intelligence sans égal et la totalité de son énergie. Le résultat est puissant, une technique totalement maîtrisée, une vue de l’époque fascinante de justesse, personnages au travail au bord de la disparition des métiers. Un galeriste le soutient, on envisage de demander au grand écrivain Michel Houellebecq une préface pour le catalogue. Jed part rencontrer Houllebecq en Irlande, l’écrivain est décrit comme un homme en loques, fort intelligent, mais à l’abandon, revenu de tout. Il finit par accepter. Jed, en plus d’un paiement important veut faire le portrait de l’écrivain. L’artiste Jed devient avec cette exposition de peinture une star de l’art contemporain, ses œuvres sont vendues aux enchères à des niveaux planétaires. Richissime, il renonce à la peinture et au reste d’ailleurs, pour s’installer dans la France profonde dans un domaine lié à ses ancêtres, son père s’étant fait euthanasier en douce en Suisse. La fin vire au polar autour de la mort spectaculaire improbable de Houellebecq assassiné, corps déchiqueté, tête séparée, et le tableau volé.
    Avec une très grande acuité, Houllebecq fait de sa posture une performance, il renvoie aux cinquantenaires d’aujourd’hui, gâtés, un miroir lisse de leur absence de désir et de la vacuité de toute réussite, advenue par le jeu du divertissement, de la spéculation, et d’un faux retour aux racines —car totalement fabriqué par les médias. Evidemment il fait l’économie de la vérité des personnes !
    Se voir tourner à vide, paradoxalement fait jouir.